Droit comparé 3, privacy
Vous analyserez, du point de vue comparatiste, les textes ci-dessous relatifs à la protection de la vie privée (« right to privacy ») en répondant aux trois questions indiquées infra après les textes :
-Extraits traduits de Samuel D. Warren, Louis D. Brandeis, « The Right to Privacy », Harvard Law Review, 1890, 4, 193-220 :
« Des inventions récentes et des méthodes commerciales appellent notre attention en faveur d’une étape nouvelle qui doit être franchie pour la protection de la personne et pour assurer aux individus ce que le juge Cooley nomme le droit « d’être laissé seul » (to be let alone). Les photographies et les journaux ont envahi l’enceinte sacrée de la vie privée et familiale… la question de savoir si notre droit reconnaîtra et protégera le droit au respect de la vie privée (the right to privacy) à cet égard et sur d’autres sujets doit bientôt être portée à l’attention de nos tribunaux… le recours (pour publier des correspondances privées) aux idées de rupture d’une relation de confiance (breach of confidence) ou d’un contrat implicite ne peut pas offrir toute la protection requise, car il ne permet pas à la cour d’imposer une action à l’égard d’un tiers (qui aurait ouvert la lettre, sans faire aucun contrat)… les doctrines du contrat et du trust sont inopérantes pour assurer la protection requise et le droit de la responsabilité (law of tort) doit être utilisé… Si l’atteinte à la vie privée constitue une action injuste (a legal injuria), les éléments nécessaires à une demande en indemnisation existent, puisque déjà la valeur du préjudice moral (mental suffering), causé par un acte illicite, est reconnue comme une base en matière de responsabilité… Le common law a toujours reconnu la maison comme le château imprenable de son possesseur, même contre les propres officiers de la loi agissant pour l’exécution d’un mandat. Les tribunaux fermeront-ils la porte de devant aux autorités publiques pour ouvrir largement la porte de derrière à une curiosité oiseuse et malsaine ? ».
-Extrait de l’opinion de la Cour par le Juge Douglas, US Supreme Court, 1965, Griswold v. Connecticut (le docteur Estelle Griswold avait été condamnée pour avoir ouvert un centre de planning familial en violation d’une loi du Connecticut interdisant à quiconque d’utiliser des préservatifs) :
« … certaines des garanties particulières du Bill of Rights portent en filigrane (have penumbras) des droits dérivés qui aident en retour à leur donner vie et substance… Il existe plusieurs garanties dans le Bill of Rights qui créent des zones de vie privée (zones of privacy). Le droit d’association contenu dans la pénombre du Ier amendement en est une… Le IVe amendement affirme expressément le droit des individus à jouir de la protection de leur personne, de leur domicile, de leurs papiers et de leurs effets contre des perquisitions et des saisies déraisonnables… L’affaire qui nous est soumise concerne une relation se situant dans cette zone de vie privée créée par plusieurs garanties constitutionnelles fondamentales… elle concerne une loi… qui cherche à atteindre ses objectifs par des moyens destructifs de cette relation… Autoriserions-nous la police à pénétrer dans l’intimité sacrée des chambres à coucher des époux pour chercher des signes révélateurs de l’usage de contraceptifs ? … Nous traitons d’un droit à la vie privée (right of privacy) plus ancien que le Bill of Rights, plus ancien que nos partis politiques, plus ancien que le système scolaire. Le mariage est une union pour le meilleur et pour le pire, que l’on peut espérer durable, et intime au point d’en être sacrée… »
-Extrait de la décision de la Chambre des Lords, 2004, Campbell v MGN (la célèbre modèle Naomi Campbell poursuivait un journal qui avait publié des photographies la montrant sortant d’un centre de traitement de drogués sous le titre de « Naomi : je suis dans une situation d’addiction à la drogue » , pour rupture de la confidentialité) :
« Lors Nicholls of Birkenhead : … cette Chambre (des Lords) a décidé dans l’affaire Wainwright v. Home Office (2004) qu’il n’y pas de responsabilité générale (no general tort) pour atteinte à la vie privée (invasion of privacy). Mais le droit à la vie privée est dans un sens général une des valeurs, et parfois la plus importante des valeurs, qui sert de base à de nombreuses actions plus spécifiques…
Lord Hofmann : Dans l’affaire fondamentale du Prince Albert v. Strange (1849), le défendeur était un éditeur qui avait obtenu des copies de gravures privées faites par le prince Albert sur d’autres membres de la famille royale dans leur domicile… le vice-chancelier fit injonction à l’éditeur de ne pas publier un catalogue contenant une description de ces gravures… l’action pour rupture de la confidentialité est un remède d’équité… dépendant d’une relation de confiance existant entre une personne qui a fourni une information et celle qui l’a reçue… dans les années récentes, il y a eu deux développements… typiques des capacités du common law de s’adapter aux besoins de la vie contemporaine. On s’est aperçu du caractère artificiel de la distinction entre des informations confidentielles obtenues par la violation d’une relation de confiance ou par d’autres moyens. Le second développement résulte de l’influence des textes sur les droits de l’homme comme l’article 8 de la CEDH… Jusqu’au Human Rights Act 1998, il n’y avait pas d’équivalent dans le droit interne anglais de l’article 8 de la CEDH… Même aujourd’hui où l’équivalent de l’article 8 a été intégré dans le droit anglais, il ne concerne pas directement la protection de la vie privée contre des personnes privées (physiques ou morales). C’est une garantie uniquement contre les autorités publiques… dans le cas présent, les photographies ont été prises sans l’autorisation de Mademoiselle Campbell. Dans mon opinion, ce n’est pas suffisant pour établir une invasion illicite dans la vie privée. Les personnes célèbres (et même celles qui ne sont pas si célèbres) qui sortent en public acceptent d’être photographiées sans leur consentement comme d’être observées sans leur consentement… Mais cela ne signifie pas que quiconque puisse publier aux yeux de tous ces photographies… La publication la plus large d’une photographie présentant quelqu’un dans une situation humiliante ou très embarrassante, même prise dans un lieu public, peut être une violation de l’intimité de ces informations personnelles (privacy of his personal information)…
Baroness Hale of Richmond : Mes Lords, ce procès soulève de graves questions. Où est l’équilibre entre le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale (art. 8 CEDH) et la liberté d’expression de chacun, incluant la liberté de recevoir et de divulguer des informations (art. 10 CEDH) ? À la différence de la France et du Québec, nous ne reconnaissons pas dans ce pays un droit sur sa propre image… »
-Extrait de la Constitution française du 3 septembre 1791, chapitre V, article 17 : « la censure sur les actes des Pouvoirs constitués est permise ; mais les calomnies volontaires contre la probité des fonctionnaires publics et la droiture de leurs intentions dans l’exercice de leurs fonctions, pourront être poursuivies par ceux qui en sont l’objet. Les calomnies et injures contre quelques personnes que ce soit relatives aux actions de leur vie privée, seront punies sur leur poursuite ».
-Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), art. 12 : « Nul ne sera l’objet d’immixtions dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation… »
-CEDH (1950), art. 8 : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
-Code civil, art. 9 (loi du 17 juillet 1970) : « Chacun a droit au respect de sa vie privée ».
-résumé de la décision, India Supreme Court Kharak Singh v. State of UP, 1 SCR 332 (1964) : la constitution indienne ne reconnaît pas explicitement un droit au respect de la vie privée, mais la Cour suprême a considéré (à propos de perquisitions de nuit dans un domicile) que l’immixtion dans la vie privée pouvait être contraire à l’article 21 de la constitution : « aucune personne ne sera privée de sa vie ou de sa liberté personnelle, sauf en cas de procédure établie par la loi ».
-extrait de la décision de la Cour constitutionnelle Sud-Africaine (1998), National Coalition for Gay and Lesbian Equality v. Ministry of Justice (invalidation d’une loi sanctionnant pénalement la sodomie) : « Il n’y a pas de bonne raison pour laquelle le droit à la vie privée devrait, comme il a été suggéré, limité simplement au fait de mettre à l’abri du contrôle de l’État ce qui se passe dans la chambre à coucher, avec le sous-entendu que vous pouvez agir de manière aussi bizarre ou honteuse que vous le voulez, à condition de la faire en privé. C’est devenu un cliché de dire que le droit à la vie privée protège les personnes, non les lieux. Le juge Blackmun dans l’affaire (US Sumpreme Court) Bowers, Attorney General of Georgia v. Hardwick et al. (1986) a dit clairement que le droit d’être laissé seul implique non seulement un droit négatif d’occuper un espace privé à l’abri d’immixtion gouvernementale, mais le droit de déterminer son mode de vie, d’exprimer sa personnalité et de prendre des décisions sur ses relations intimes sans être pénalisé. »
-Allemagne, Cour constitutionnelle 1973, Soraya (l’ex-épouse du Shah d’Iran avait intenté une action contre un journal en raison d’une fausse interview) : « La méthode suivie par la Cour fédérale de justice [pour admettre l’action en dépit du silence du BGB sur ce dommage moral] est à l’abri de tout reproche constitutionnel… La règle, découverte par une décision judiciaire, fait partie légitimement de l’ordre juridique, constituant une limitation à la liberté de la presse… Le but de la règle est de garantir une protection effective de la personnalité individuelle et de la dignité [art. 1 et 2 de la loi fondamentale] ».
Vous répondrez successivement aux trois questions suivantes :
1) Qu’est-ce que l’exemple du droit au respect de la vie privée peut-nous apprendre sur les mécanismes de transplants juridiques et de circulation des règles de droit ? (6 points)
2) Quelles sont les possibilités de recours par des juges nationaux à des textes de droit étranger en cette matière et quel rôle peuvent jouer les instruments internationaux ? (6 points)
3) Quels types de différences (dans la structure des ordres juridiques, le contentieux constitutionnel, les libertés d’expression et d’épanouissement personnel, les conceptions de l’égalité, le droit du travail, la lutte contre le terrorisme, le traitement des étrangers… ou d’autres domaines) peuvent expliquer des applications diverses, selon les pays, de cette règle de respect de la vie privée ? (8 points)